« Un jour, le marquis Zhao de Han s’enivra et s’endormit profondément. Voyant qu’il grelottait, le gardien du chapeau royal eut la délicatesse de le couvrir d’une robe. À son réveil, le marquis demanda : « Qui m’a recouvert d’une robe ? » Lorsqu’on lui répondit qu’il s’agissait du gardien du chapeau, il ordonna que ce dernier soit puni, ainsi que le gardien de la robe royale. Il blâma le gardien de la robe pour avoir négligé son devoir et celui du chapeau pour avoir outrepassé son rôle. Ce n’était pas par indifférence envers le froid, mais parce qu’il considérait que la transgression des fonctions respectives constituait un danger bien plus grave que le froid lui-même. »
Han Feizi, chap. VII, « Les deux poignées », libre traduction.
Cette anecdote étonnante illustre parfaitement l’esprit du légisme selon Han Feizi (280 – 233 av. J.-C.). Elle nous invite à comprendre que toute initiative personnelle doit être bannie lorsque la stabilité de l’État repose sur l’observation stricte des lois et des rôles impartis à chacun. Ici le mieux individuel est l’ennemi du bien collectif.
Plus précisément Han Feizi considère la logique du pouvoir comme une mécanique autonome, assurée par ce qu’il nomme les « deux poignées » : les châtiments et les récompenses. Selon lui, la seule manière de gouverner efficacement consiste à manier ces deux leviers avec fermeté, impartialité et de façon mécanique. Le souverain doit être en mesure de récompenser les mérites et de punir les fautes sans laisser place à l’arbitraire ou à la subjectivité. La loi doit s’appliquer uniformément, sans considération des affinités personnelles ou des relations sociales. Cette vision repose sur un constat fondamental : l’homme, selon Han Feizi, est intrinsèquement motivé par des intérêts égoïstes. Si le souverain ne contrôle pas strictement ses sujets par un système rigoureux de sanctions et de gratifications, l’anarchie s’installe.
Une tentative de fonder philosophiquement le légisme
Revenons un peu sur l’intrigant Han Feizi. Bègue dans un milieu social et une époque où l’éloquence constituait une arme indispensable, il a compensé cette faiblesse par une écriture élaborée et acérée.
Au niveau de sa pensée, Han Feizi, est au départ un élève du célèbre Xunzi (voir la balade n° 7), et il emprunte à ce dernier l'idée que l’homme est par nature orienté vers des tendances égoïstes. Mais contrairement à Xunzi qui, en héritier de Confucius, met en valeur l’importance de l’intériorisation des rites pour lutter contre ces tendances naturelles, Han Feizi refuse cette solution optimiste au profit d’une application stricte et radicale de la loi. Par « loi », il faut ici comprendre un système implacable de châtiments et de récompenses qui s’impose à l’ensemble des individus et dans tous les domaines de l’activité humaine.
À la différence des autres partisans du légisme cependant, Han Feizi tente de trouver un véritable fondement théorique à cette approche politique. De façon originale, bien que très discutable, il cherche ce fondement dans les principes du taoïsme. La loi du souverain est identifiée au Dao en tant qu’elle participe à ordonner l’univers. Ainsi, comme le Dao, la loi s’imposerait par elle-même et le souverain qui la fait appliquer n’aurait pas à intervenir. Semblable au sage taoïste pratiquant le non-agir, le souverain reste caché du reste du monde et laisse le système de récompenses et de châtiments faire sa propre œuvre, telle une mécanique réglant l’ordre de la nature.
Le souverain et le non-agir taoïste : l’art de gouverner dans l’ombre
La pensée de Han Feizi emprunte donc au taoïsme la notion de Wu Wei (non-agir), mais il la transpose dans un cadre politique. Contrairement au sage taoïste qui se retire du monde pour s’harmoniser avec le flux naturel des choses, le souverain selon Han Feizi ne s’abstient pas d’agir par indifférence ou détachement, mais par stratégie. Il dissimule ses intentions, se tient à l’écart des affaires courantes et laisse la loi opérer sans intervention directe. De cette manière, il évite de devenir une cible pour ses ministres ou ses sujets.
Han Feizi insiste également sur l’importance du secret dans l’exercice du pouvoir. Le souverain doit rester insaisissable, dissimulant ses motivations et ses décisions. « Cachez vos traces, dissimulez vos sources », recommande-t-il, afin d’empêcher quiconque de deviner ses intentions. Cette opacité garantit que personne ne puisse manipuler ou anticiper ses actions. En abandonnant la sagesse personnelle et la compétence apparente, le souverain rend son autorité indépendante de ses qualités individuelles. C’est la loi, et non l’homme, qui gouverne véritablement.
Mais laissons le texte parler de lui-même :
« La Voie demeure dans ce qui échappe au regard, et son pouvoir réside dans ce qui ne peut être pleinement saisi. Que le souverain soit vide, immobile, détaché, et depuis l’obscurité de son retrait, qu’il scrute les failles des autres. Qu’il voie, sans laisser paraître qu’il voit ; qu’il écoute, sans donner l’impression d’écouter ; qu’il sache, sans jamais révéler qu’il sait. Lorsqu’il perçoit l’orientation des propos d’un homme, qu’il ne cherche ni à les infléchir ni à les corriger ; qu’il les observe avec attention et les confronte aux faits.
Qu’il confie à chaque individu une tâche précise et empêche les échanges inutiles entre eux, afin que chacun donne le meilleur de lui-même. Qu’il efface ses traces, dissimule l’origine de ses décisions, pour que nul ne puisse remonter à la source de son action. Qu’il abandonne les artifices de la sagesse apparente, qu’il renonce à toute manifestation de compétence ostentatoire, de sorte que ses subordonnés ne puissent deviner ses intentions profondes.
Qu’il fixe ses objectifs et juge des résultats obtenus en les comparant à ces buts initiaux. Qu’il empoigne fermement les leviers du pouvoir, sans jamais relâcher sa prise. Qu’il brise tout espoir de contestation, réduise à néant toute velléité d’appropriation : qu’il ne laisse à quiconque l’audace de convoiter ce qu’il détient. »
Han Feizi, chap. V. « Le Dao du Souverain », libre traduction.
Le légisme : inhumain ou lucide ?
Cette conception du pouvoir peut paraître cynique, voire inhumaine, mais elle reflète la réalité brutale de l’époque des Royaumes Combattants, où l’instabilité chronique et les luttes incessantes pour le pouvoir exigeaient des réponses pragmatiques et efficaces. Han Feizi rejette les idéaux confucéens de vertu et de moralité, qu’il considère comme inopérants face à la nature humaine fondamentalement égoïste. Il leur oppose une vision dans laquelle le souverain n’a pas besoin d’être un modèle moral, mais simplement de maîtriser les leviers du pouvoir.
Les idées de Han Feizi ne sont d’ailleurs pas restées théoriques. Elles ont influencé indirectement le règne de Qin Shi Huang (秦始皇), le premier empereur de Chine. Ce dernier fut en effet directement conseillé par un autre légiste radical, à savoir Li Si (李斯), condisciple de Han Feizi. Sous l'influence du légisme, le premier empereur a effectivement appliqué une politique centralisée en s’appuyant sur un système strict de lois et de châtiments. Cette approche autoritaire et rigide lui permit d'unifier la Chine (non sans entraîner également la chute rapide de la dynastie...).
Ironie du sort, Han Feizi sera lui-même victime de la mécanique implacable qu'il appelait de ses voeux. Et dans quelles circonstances ! Il fut condamné au suicide par son ancien condisciple, l’intriguant Li Si évoqué auparavant. Li Si, alors ministre, souhaitait en effet éloigner à tout prix Han Feizi (en qui il voyait un rival trop dangereux) de la proximité du premier empereur.
On l'aura compris, la pensée de Han Feizi offre une vision radicale mais originale de la gouvernance, où la loi devient une force impersonnelle, comparable au Dao taoïste, et où le souverain, dissimulé dans l’ombre, exerce un pouvoir absolu sans intervenir directement. Cette philosophie, bien qu’extrême, témoigne de la complexité des débats intellectuels de l’époque et continue de susciter des réflexions sur la nature du pouvoir et de l’autorité.