Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Balade n° 17 : Cixi (慈禧) et la substitution du sceau impérial : la force d'un symbole millénaire

Portrait de Cixi réalisé par le peintre Hubert Vos

Nous sommes en 1861. Le palais impérial de Pékin est plongé dans une tension palpable. La mort précoce de l’empereur Xianfeng (咸丰) laisse le pouvoir vacant dans un empire à l’agonie. Moins d’un an auparavant, les puissances anglaises et françaises, avides d’ouvrir un peu plus le marché de l’opium, avaient attaqué la capitale et pillé le somptueux palais d’été. Le fils de l’empereur, Tongzhi, âgé de cinq ans, est officiellement monté sur le trône, mais il reste bien trop jeune pour régner. La régence devient alors un subtil champ de bataille où intrigues et alliances se forment à l’ombre des murs de la Cité interdite.

Deux clans s’affrontent : d’un côté celui des deux cousins favoris de l’empereur, de l’autre celui des fidèles de Cixi, ancienne concubine favorite et mère du jeune empereur. L’habile et intelligente Cixi (déjà secrètement formée à la gestion de l’État) estime qu’elle seule peut constituer un rempart suffisant contre les puissances étrangères et éviter la dislocation de l’empire. Traumatisée par le sac du palais d’été (qu’elle fera d’ailleurs reconstruire sous son règne) cette jeune femme de 26 ans considère entre autres les cousins de l’empereur comme bien trop arrangeants à l’égard des puissances coloniales qui osent défier la Chine. Ces cousins menacent également, il est vrai, de la renvoyer à son statut de simple ancienne concubine (et ainsi aux oubliettes de l’histoire), alors que Cixi avait gagné auprès de l’empereur Xianfeng une position de véritable conseillère, respectée et même redoutée.

Or, si le rapport de forces semble initialement pencher en faveur du premier clan, Cixi va recourir à une ruse géniale pour retourner la situation. Elle va substituer un objet d’une puissance inouïe : le sceau impérial.

Avec l’aide de la pusillanime impératrice veuve Ci’an (慈安) et de quelques alliés stratégiques (dont Rong Lu 荣禄, commandant de la garde impériale et amant secret selon certaines rumeurs…), Cixi s’assure de mettre la main sur ce sceau.

En apparence, ce n’est qu’un morceau de jade gravé. Mais en réalité, c’est beaucoup plus. Le sceau est la clé pour émettre des édits, valider les lois et revendiquer l’autorité absolue. En obtenant cet objet, Cixi prend en main sa destinée. Les régents nommés par l’empereur défunt sont marginalisés, incapables de rivaliser avec le poids symbolique de cet artefact.

Le sceau impérial (傳國璽, Chuán Guó Xǐ) incarne en effet tout ce que signifie être le Fils du Ciel, le dépositaire du mandat céleste pour gouverner la Chine. Gravé dans un jade précieux, il porte l’inscription : « Reçoit le mandat du Ciel, pour une longue vie et une prospérité éternelle » (受命永昌). Ce sceau matérialise l’idée que l’empereur est littéralement destiné à maintenir l’harmonie entre le Ciel, la Terre et l’humanité. Sans lui, aucune décision politique ou administrative ne peut être validée. Le sceau n’est pas seulement un outil pratique : c’est le cœur même de la légitimité impériale.

Pour comprendre la portée de l’acte de Cixi, il faut remonter aux origines mythiques de cet artefact. Le sceau impérial aurait été créé en 221 av. J.-C., lorsque Qin Shi Huang (秦始皇), le premier empereur de Chine, unifia le pays. Le jade utilisé pour le tailler provenait d’une pierre légendaire, le Héshi Bi (和氏璧), symbole de perfection et de souveraineté. Selon la tradition, ce jade fut découvert durant la période des Royaumes combattants (475-221 av. J.-C.) et offert au roi de Zhao, avant d’être confisqué par Qin Shi Huang. Ce dernier ordonna qu’on y grave la célèbre inscription exprimant la bénédiction céleste sur sa dynastie. Ainsi naquit le sceau impérial, objet autant mythique que politique.

Mais le sceau, incarnation matérielle du pouvoir céleste, fut également le témoin des tumultes de l’histoire chinoise. Après la chute de la dynastie Han en 220 ap. J.-C., le sceau disparut à plusieurs reprises, provoquant des légendes sur ses périples. Il réapparut brièvement sous les Tang, avant de se perdre à nouveau lors des invasions qui marquèrent la fin de cette dynastie. Quand la dynastie Yuan s’effondra en 1368, on perdit définitivement toute trace du sceau original. Pourtant, son absence n’empêcha pas les dynasties suivantes, Ming et Qing, de recréer leurs propres versions de cet artefact, chacun gravé avec des inscriptions symbolisant la continuité de leur règne.

La dynastie Qing, sous laquelle régna Cixi, possédait une multitude de sceaux, chacun ayant une fonction spécifique. Cependant, un seul d’entre eux servait pour les affaires d’État majeures : le grand sceau impérial. Lors de la lutte de pouvoir qui suivit la mort de Xianfeng, ce sceau devint un enjeu crucial. En le confisquant, Cixi imposa son autorité sur l’administration impériale. Chaque édiction signée de ce sceau portait le poids de la légitimité divine, réduisant au silence ses opposants.

L'un des sceaux créés durant la dynastie Qing

Le geste de Cixi, bien que subtil, fut clairement une démonstration de pouvoir digne des grands stratèges de l’histoire chinoise. En revendiquant le sceau, elle ne fit pas qu’affirmer son rôle dans la régence : elle transforma son statut en celui d’une véritable souveraine de facto. Elle comprenait que, dans l’empire du Milieu, le pouvoir ne résidait pas seulement dans les armées ou les intrigues de cour, mais aussi dans les symboles et particulièrement les symboles relatifs à la puissance de l’écrit. Elle savait également mieux que quiconque (elle qui avait pris soin d’apprendre à écrire pour ne pas rester cantonnée au rôle de simple concubine d’agrément) que l’empire du milieu était aussi et surtout un empire du signe (sur ce point, voir notre "balade" n° 12).

Ce moment décisif marque le début de l’époque du règne de Cixi, une période où elle manœuvra pour maintenir le pouvoir de la dynastie Qing face aux bouleversements internes et externes (laissant un héritage controversé - 1). Le sceau, quant à lui, continua de symboliser la persévérance de l’ordre impérial jusqu’à la chute finale de la dynastie en 1912. Bien qu’il ait perdu sa fonction dans la république naissante, il demeure aujourd’hui un élément fascinant de l’héritage culturel chinois, rappelant que le pouvoir peut parfois tenir dans la paume d’une main...


 

1. Longtemps considérée par les historiens comme rétrograde et hostile à toute modernisation de la Chine, l'héritage de Cixi est aujourd'hui revisité de façon plus positive par certains. Voir notamment sur ce point le livre de Jung Chang L'impératrice Cixi : la concubine qui fit entrer la Chine dans la modernité, éditions Tallandier, 2017. 
 


 


 


 

Retour à l'accueil
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article