Nous l’avons vu dans la dernière balade, le bouddhisme a fait son entrée en Chine au Ier siècle de l’ère chrétienne sous la dynastie des Han. Une fois présent dans l'empire du milieu, il va rapidement se diffuser. J’aimerais proposer un aperçu des grandes étapes de ce processus.
Première étape de la diffusion : l'assimilation au taoïsme (I-IIIe siècle)
Le bouddhisme est donc arrivé par la route de la soie. Cette route, initiant notamment une zone d’échanges allant de la Chine jusqu’à la rive gauche de l’Indus en passant par l’Ouzbékistan et le Turkestan, avait été ouverte plus d’un siècle auparavant par le général Zhang Qian 张骞 (sous le règne de l’empereur Wudi (武帝) entre 141 av. J.-C. et 87 av. J.-C.).
Dans la première période d’introduction (I/IVe siècle), le bouddhisme va être assimilé au taoïsme. Cette assimilation a, d’un côté, facilité sa propagation et de l’autre a participé à entretenir de durables malentendus sur la nature de son enseignement.
Comment expliquer cette assimilation en dépit des caractères très différents des deux systèmes de pensée ?
D’une part, les chinois des deux premiers siècles après J.-C. n’avaient pas encore accès aux subtilités de la doctrine. C’est donc le vocabulaire chinois de la pensée taoïste qui sert initialement de filtre (nécessairement déformant) pour retranscrire des notions bouddhistes transmises en Pâli et en Sanskrit (des langues très éloignées du chinois classique). Ainsi, des notions telles que celles de bouddha, de karma, de nirvana, de samsara, etc., particulièrement complexes et surtout éloignées des cadres mentaux de la culture chinoise de l’époque sont-elles alors comprises à travers le filtre de l’univers taoïste.
D'autre part, certains aspects extérieurs du bouddhisme pouvaient aisément être confondus avec le taoïsme : notamment la tradition de l’ermitage, déjà présente dans le taoïsme, les restrictions alimentaires, ainsi que l’importance des pratiques corporelles et spirituelles (méditation, entretien du corps et de l’esprit au moyen de gymnastiques diverses).
Il y a donc au départ à la fois une curiosité réciproque entre taoïstes et bouddhistes et, il faut bien le dire, un opportunisme. Les bouddhistes vont profiter de cette assimilation pour populariser leur doctrine et les taoïstes vont s’inspirer de l’organisation déjà très aboutie de la communauté monastique bouddhiste pour élaborer leurs propres pratiques institutionnelles.
Seconde étape : l’époque des premières concurrences sur le terrain politique avec le taoïsme : quand Laozi devient Bouddha...
Rapidement le succès du bouddhisme (pour des raisons expliquées ici) va amener certains taoïstes à passer de l’attirance à la tentative de récupération. Ils vont en effet échafauder une hypothèse fantasque et audacieuse en spéculant sur la biographie du vénérable Laozi (qui avait été érigé dès le Ier siècle ap. J.-C. en figure divine fondatrice du taoïsme).
Ainsi, l’hagiographie de Laozi le décrit partant vers les steppes de l’ouest à la fin de sa vie (non sans laisser en testament philosophique son fameux Traité de la voie et de la vertu). A partir de là, les taoïstes vont affirmer que Siddhartha (le bouddha historique) n’aurait en fait été qu’un avatar de Laozi.
Ce récit prend corps entre le IIe et le IIIe siècle pour finir par l’ « apparition » au début du IVe d’un texte « inédit » de Laozi soudainement retrouvé… et venant confirmer toute l’affaire (le titre de l’inédit est le Sûtra de la conversion des barbares Huahujing 化胡經).
Bien entendu, les bouddhistes ne vont pas accepter sans broncher cette tentative de réécriture de leur histoire et vont répliquer, produisant leurs « inédits » attestant de l’antériorité de leur doctrine.
Au tournant du VIe siècle, le bouddhisme étant déjà bien installé dans la société, l’affaire devient trop sérieuse pour qu’on en reste à des joutes d’arrière-cour. Ainsi, en 520 va avoir lieu un premier débat historique, sous le regard de l’empereur Xiaoming (des Wei du nord).
Ce premier débat, perdu par les taoïstes, sera suivi durant plus de sept siècles d'autres discussions devant l'empereur. La querelle ne prendra fin définitivement que sous le règne de Kubilaï Khan (1271-1294), c’est-à-dire sous une dynastie d’origine étrangère (la dynastie Yuan instituée par les mongols). Ainsi, à l'issue de plusieurs longs procès (l'un impliquant plus de 700 membres des différentes confessions de l'époque), Kubilaï Khan finira par condamner définitivement l'hypothèse d'une paternité originelle du taoïsme sur le bouddhisme (il ordonnera d'ailleurs la destruction de toute image ou texte au service de cette hypothèse).
Troisième étape (IVe/VIIe siècle) : L’ère des grands traducteurs et le début des écoles chinoises.
En dehors de ces querelles, surtout relatives à des questions d’influence politique, la doctrine du bouddhisme va néanmoins commencer à se démarquer clairement du taoïsme (et ce dès le IVe siècle) grâce à une connaissance plus approfondie des textes.
Cette connaissance a été rendue possible par des traductions de première main que nous devons à quelques moines pèlerins prêts à traverser déserts et montagne pour ramener les sutras depuis l'Inde. Ces voyages auront principalement lieu entre la fin du IVe et le VIIe siècle. Parmi les plus célèbres des moines nomades traducteurs, nous avons déjà cité dans la dernière balade :
→ Kumarajiva (moine Koutchéen) qui vient en Chine au début du Ve siècle.
→ Faxian 法顯 (399), moine bouddhiste chinois, qui part en Inde en pèlerinage en Inde, et retourne en 413 avec des textes importants.
→ Xuanzang 玄奘 qui part en 629 en pèlerinage en Inde pour revenir en Chine en 645 avec de nombreux textes qu’il passera le reste de sa vie à traduire.
→ Yi Jing 義淨 (635/713) qui utilisera pour sa part la voie maritime pour se rendre en Inde .
Grâce à ces traductions vont naître les principales écoles spécifiquement chinoises du bouddhisme (entre le Ve et le VIIe siècle), écoles que nous allons présenter dans la balade suivante. Contentons-nous pour l'instant de donner leur nom :
Quatrième étape : Le succès sous les Tang (618-907)
La maturation des principales écoles spécifiquement chinoises va s'accompagner d'un succès considérable sous la dynastie Tang. Se répandant dans toutes les couches de la société, obtenant les faveurs impériales, l'enseignement bouddhiste s'octroie une place de choix durant cette période (la seule capitale, Chang'an, compte alors 64 monastères).
C'est aussi durant la dynastie Tang, et sous l’égide de la seule impératrice officiellement régnante de l'histoire chinoise, la fameuse Wu Zetian 武則天 (624/705), que l’importance politique du bouddhisme atteindra son acmé. Avec l’aide de moines corrompus, Wu Zetian justifiera d'ailleurs sa prise de pouvoir en tant que femme en trouvant dans un sûtra (Sûtra du grand nuage) une prophétie qui annonçait l’advenue d’une pieuse souveraine 700 ans après la disparition du bouddha. Par ailleurs, Wu Zetian ira jusqu'à prétendre être une incarnation de Maitreya (bouddha du futur).
Cinquième étape : La grande persécution et le déclin politique et moral
La période des Tang représente donc l'âge d'or du bouddhisme chinois. Mais un demi-siècle avant la chute de cette prospère dynastie, l'empereur Wuzong (武宗) va sonner le glas de cette expansion. Taoïste intransigeant, cet empereur interdit en 842 toutes les religions étrangères (le bouddhisme principalement, mais aussi le nestorianisme et le zoroastrisme autrefois arrivés par la route de la soie). A cette occasion, plus de 4600 monastères bouddhistes seront fermés, des milliers d'œuvres d’art détruites et des centaines de milliers de moines et de nonnes se verront contraints de revenir à la vie civile.
Ce n'est certes pas la première persécution connue par le bouddhisme. Deux autres avaient eu lieu auparavant (en 445 et 574). Mais de cette troisième, le bouddhisme chinois ne se remettra jamais complètement. Notamment, il ne retrouvera plus une influence équivalente auprès des instances impériales.
De plus, ce rejet politique va se doubler d'un déclin moral à partir de la dynastie des Song (960-1279). En effet, la samgha (la communauté bouddhiste) va être instrumentalisée par l'administration des Song. Cette dernière décidera d'utiliser le trafic de certificats de moine comme une manne financière... Ces certificats de moine (qui dispensaient leurs possesseurs de certaines taxes et corvées) vont ainsi être vendus de façon peu scrupuleuse au plus offrant, au lieu d'être accordés au mérite. Ce commerce va certes s'avérer fructueux (des centaines de milliers de certificats vendus en deux siècles selon Kenneth Ch'en, in Histoire du bouddhisme en Chine, Les belles lettres, 2015, p. 381) ; mais, il participera également à ternir durablement l'image des moines bouddhistes dans l'esprit de la population.
Sixième étape : la stabilisation et le syncrétisme
Si le bouddhisme perd donc de son éclat politique et moral à partir de la fin des Tang, il ne disparait pas pour autant. Il va continuer d'imprégner l'imaginaire chinois dans de nombreux domaines et s'imposer une fois pour toutes comme le troisième grand enseignement aux côtés du confucianisme et du taoïsme. Sans rentrer ici dans les détails, remarquons que :
→ Le bouddhisme Chan (qui entretient des liens étroits avec certains aspects du taoïsme) va fortement influencer les lettrés et les pratiques artistiques, puis trouver une postérité au Japon sous la forme du bouddhisme Zen.
→ Le bouddhisme tantrique (Vajrayāna) va s’introduire au Tibet puis fortement influencer la dynastie Yuan (1279-1368). Ensuite, à partir du XVIIe siècle, cette même forme de bouddhisme obtiendra les faveurs de la dynastie Qing (dynastie qui est, rappelons-le, d'origine mandchoue).
→ Sous la dynastie Ming, de nombreux penseurs et artistes vont s'inspirer du bouddhisme (notamment du bouddhisme Chan). Pour exemple, des penseurs comme Wang Yangming 王陽明 (1472/1529) ou Li Zhi 李贄 (1527-1602) seront attachés à l’esprit libre et non-conventionnel du bouddhisme Chan, ce qui les amènera à une critique du confucianisme d'Etat.
Une diffusion remarquable
Belle aventure donc que celle d'une doctrine d'origine indienne qui a traversé montagnes et déserts pour conquérir pacifiquement les esprits d'un univers mental et linguistique radicalement autre, au point de devenir l'un de ses trois principaux enseignements. Mais justement, qu'en est-il de la spécificité de ce bouddhisme à la chinoise ? Jusqu'où s'écarte-t-il du bouddhisme indien des origines ? Voilà un bel objet d'investigation pour la prochaine balade.
Bibliographie de cette balade n° 15
Anne Cheng, Histoire de la pensée chinoise, chap. 14, 15, 16, Seuil, 1997.
Kenneth Ch’en, Histoire du bouddhisme en Chine, Les belles lettres, 2015.
Alexis Lavis, L’espace de la pensée chinoise : Confucianisme, taoïsme, Bouddhisme, Oxus, 2010.
André Lévi (présentation), Les pèlerins bouddhistes, éditions Jean-Claude Lattès, 1995.
John King Fairbank et Merle Goldman, Histoire de la Chine : des origines à nos jours, chapitre III, Paris, Taillandier, coll. « Texto », 2013.
Faxian, Mémoire sur les pays bouddhiques, Les belles lettres, 2013.
Jacques Gernet, Le Monde chinois (tomes 1 et 2), Armand Colin, 2005 (1re éd. 1972)
Cyrille J.-D. Javary ,Les trois sagesses chinoises : Taoïsme, confucianisme, bouddhisme, Albin Michel, 2012.
Xuanzang (596?-664) (Hiouen-thsang), Mémoires sur les contrées occidentales. Textes et traduction de Stanislas Julien, édition en ligne sur Gallica.