Dans cette série de Balades, je reviens sur l’introduction réussie du bouddhisme en Chine, un succès improbable au regard des conditions initiales.
La naissance du bouddhisme
Le bouddhisme apparaît dans l’Inde du Nord entre le VI et le Ve siècle av. J.-C. La plus grande partie de cette zone géographique est alors organisée politiquement autour d’une division en castes et dominée idéologiquement par un système appelé Védisme.
Le Védisme consiste en un ensemble de rituels et de normes importé par des peuplades arrivées depuis les plateaux de l’Iran au deuxième millénaire avant notre ère. Ce système religieux est centré sur le Veda, une littérature très ancienne (entre 1500 et 800 avant J.-C.) contenant des poèmes, des chants rituels et des hymnes sacrificiels (il est à noter que l'écriture n'apparaîtra que bien plus tardivement en Inde, donc la transmission est alors essentiellement orale). S’ajoutent, à la littérature du Veda, les Brahmanas qui sont des explications relatives à l’accomplissement des rituels. Et la caste des « Brahmanes » désigne justement celle qui possède le monopole de l’organisation des cultes.
C’est dans cet univers hiérarchisé que Siddhārtha Gautama, fondateur du bouddhisme, va naître, vraisemblablement entre le VI et le Ve siècle av. J.-C. (les dates continuent d'être discutées aujourd'hui).
Il est le fils d’un souverain local appartenant au clan des Shakyas (clan qui relève de la caste des guerriers et des régents). La capitale du royaume se trouve dans l’actuel Népal à Kapilavastu et c’est à quelques dizaines de kilomètres de cette dernière, à Lumbini, que vient au monde le futur bouddha historique.
Je passerai ici sur la dimension hagiographique de la vie de Siddhārtha, fascinante par ailleurs, mais que l’on trouvera sans peine dans de nombreux ouvrages (1). Je ne retiendrai des douze épisodes qui décrivent traditionnellement l'existence de celui que l'on nomme parfois « Shakyamuni » (le « sage » du clan des « Shakya ») que les points suivants :
A un âge déjà avancé (29 ans), délaissant le luxe du palais ainsi que sa femme et son fils, Siddhārtha part avec des Shramanes, des moines errants ayant renoncé à tout bien personnel pour suivre un cheminement spirituel. Durant six années, il apprend auprès de plusieurs maîtres et pratique de façon assidue des austérités censées le purifier. Mais échouant à accomplir pleinement sa quête, il finit par délaisser les mortifications qui l’amènent au bord du trépas. Il trouve alors sa propre voie, dite « du milieu » parce qu’elle se situe entre les deux extrêmes que sont la quête effrénée des plaisirs et l’ascèse morbide.
Poursuivant cette voie originale, il parvient finalement à « l’Eveil » (« bouddha » = éveillé). Après un premier sermon à ses cinq anciens compagnons de route auxquels il livre une sorte de condensé de ses découvertes (« les quatre nobles vérités » ou « quatre vérités des nobles », sur lesquelles je reviens plus loin), il consacre ensuite le reste de sa vie à enseigner à des disciples toujours plus nombreux qui vont former la matrice de la communauté bouddhiste (la Samgha).
Le bouddhisme indien et les autres doctrines de l'époque en Inde : un socle conceptuel commun et des interprétations divergentes
Ce que je souhaiterais d’abord retenir de ce récit traditionnel, c’est les indices qui montrent que le bouddhisme n’apparaît pas de façon isolée, dans un simple acte de rupture avec les castes et la religion officielle de son époque, le védisme.
Le fait que Siddhārtha parte avec des ascètes errants (les Shramanes), apprenne auprès de maîtres, trouve des compagnons d’austérité, puis des disciples, etc., nous rappelle qu’il existait, en marge des brahmanes officiels chargés des cultes védiques, d’autres voies spirituelles durant la même période. Des voies qui répondaient à une forte demande et qui trahissaient un véritable bouillonnement intellectuel.
De fait, c’est en Inde du Nord, dans la région du grand Magadha, que vont à la même époque s’élaborer d’autres systèmes de pensée proches du Bouddhisme, à commencer par le Jaïnisme (toujours présent en Inde actuellement), et l’Ājīvika, pour sa part disparu. Mais ces trois systèmes ne sont eux-mêmes que la partie la plus connue d’un vaste complexe d’écoles de pensée qui coexistaient et dont nous avons en partie perdu les traces.
D’ailleurs, le Védisme officiel était lui-même déjà entré dans une phase de mutation interne avec l’écriture des premiers Upanishad (entre le VIIIe et le Ve siècle av. J.-C.), des textes qui, tout en affirmant leur appartenance au Védisme apportaient une conception plus mystique et plus souple du ritualisme ancien des brahmanes.
Bref, toutes ces doctrines allaient à partir du VI/Ve siècle av. J. -C. participer à fixer le socle conceptuel des philosophies indiennes (1 bis). Ce socle, il se ramène notamment aux grandes notions suivantes :
→ Le saṃsāra : L’idée d’un cycle de renaissances successives.
→ L’existence (ou non selon les approches) d’une loi de rétribution dite « karmique » au centre de ce cycle.
→ La possibilité (ou non selon les approches) d’une éventuelle libération de ce cycle (libération nommée moksha ou nirvāṇa suivant les écoles).
Ce socle conceptuel commun allait permettre à ces différentes écoles de se reconnaître et de se démarquer entre elles. Il devait aussi avoir pour conséquence à plus long terme d’amener le védisme des brahmanes à se renouveler et se redynamiser, pour devenir progressivement ce que l’on désigne aujourd'hui par l'hindouisme.
On comprend pourquoi, sans encore rentrer dans le détail de la philosophie bouddhiste, il est au moins nécessaire de mesurer ce qui la distingue des autres écoles de la même période. Quelle dynamique insuffle-t-elle à l’interprétation de ce socle commun ?
La singularité du bouddhisme ancien
La thèse bouddhiste de l'absence d'âme au sein du cycle des renaissances
Le saṃsāra désigne donc, dans l’univers de la philosophie indienne, le cycle des renaissances successives qui nous amène à passer par différentes formes d’existence. Si cette notion apparaît dans les Upanishad (elle ne fait pas partie du Védisme des origines), elle est également au centre du jaïnisme, du bouddhisme, de l’ājīvika et bien sûr de l’hindouisme moderne.
Mais l’originalité du bouddhisme va être d’introduire une nouvelle approche de « ce » qui transmigre à travers ce cycle. Si toutes les philosophies indiennes reconnaissent que ce n’est pas le corps individuel, ni même notre ego strictement individuel (ahaṃkāra) qui va de renaissance en renaissance, la grande majorité d’entre elles (hindouisme, jaïnisme et ājīvika notamment) estiment qu’il existe en revanche un principe spirituel (une âme) qui subsiste pour assurer la continuité des transmigrations. Ce principe spirituel (ou ce « vrai soi », pour le distinguer de notre ego limité à une existence) est appelé Ātman.
Or, c’est précisément ici que se démarque l’enseignement de Siddhārtha puisque, dès son second sermon selon la tradition (2), il remet en cause ce « vrai soi », cet Ātman. Ce qui transmigre ne serait pas de l’ordre d’une substance et il n’y aurait aucune permanence du « soi ». Cette doctrine de l’Anātman (absence d’Ātman) va rapidement devenir, dans le cercle des philosophies indiennes de l’époque, la principale marque de fabrique du bouddhisme et l’objet de discussions houleuses.
Ce point est d’autant plus important qu’il renvoie à d’autres notions complémentaires permettant de mieux saisir l’interprétation bouddhiste du saṃsāra :
→ Tout d’abord, s’il n’existe pas de « vrai soi », c’est parce que tout est impermanence (anitya). En d’autres termes, tout change et rien de stable n’existe dans les phénomènes. Et si tout est impermanence, c’est parce que les phénomènes sont toujours composés et conditionnés.
L’illusion d’un « soi » est donc elle-même produite par la projection d’un substrat stable sur l’agrégation de phénomènes mentaux et corporels (eux-mêmes impermanents) dont nous sommes composés. Plus précisément, il s’agit d’un assemblage de 5 « agrégats » (Skandha) : les apparences sensibles (ce que nous nommons corps), des sensations, des perceptions, des intentions (ou formations karmiques), et des prises de conscience. Cet assemblage des 5 agrégats produit l’illusion d’un moi stable et durable.
→ Ensuite, si tout est impermanence, cette dernière est à l’origine de la souffrance (duhkha) propre au cycle des renaissances. Ce constat est comprendre à plusieurs niveaux : de façon immédiate, l’impermanence des phénomènes est source de souffrance puisque tout ce à quoi nous nous attachons est appelé à disparaître. De façon plus profonde, c’est l’ignorance de cette impermanence qui nous amène à l’illusion d’un moi durable, illusion de moi sur laquelle nous projetons ensuite toutes formes de qualités ou de propriétés que nous tentons avec angoisse, avidité et fébrilité de préserver à tout prix.
→ Enfin, si tout est impermanence et qu’il n’existe pas de « vrai soi », il n’y a rien à libérer du cycle des renaissances. Si délivrance il y a (idée que refuse de son côté l’école ājīvika qui prône pour sa part un fatalisme absolu), elle ne consiste pas non plus comme le pensent les jaïnistes ou les brahmanes de l’époque à permettre à l’Ātman de se libérer du saṃsāra au terme d’une longue purification karmique.
Pour le bouddhisme, la délivrance implique à l’inverse la disparition de la croyance tronquée en un Ātman. Celui qui atteint l’ « éveil » (bodhi) ne découvre donc pas son « vrai soi » mais se libère plutôt de l’illusion tenace d’une telle projection, en pénétrant la véritable nature de tout phénomène (nature impermanente, composée et conditionnée).
Une autre conception du Karma
En plus de revisiter la question de "ce" qui transmigre dans le cycle des renaissances, le bouddhisme ancien va aussi proposer une nouvelle lecture de la notion de karma.
Dans le védisme ancien, le mot karma désignait d’abord l’acte rituel (principalement le sacrifice) bien accompli et qui confère à son auteur un certain nombre de mérites. Sous l’influence des différentes écoles évoquées, le sens de ce terme s’est ensuite enrichi pour devenir central dans la compréhension du cycle des renaissances. S’est ainsi peu à peu établie l’idée que les actes individuels (et plus largement les pensées, paroles et intentions) laissent des traces ayant à terme des répercussions. Cette loi de rétribution karmique joue un rôle essentiel dans le cycle des renaissances, d’une part parce que ce cycle se perpétue tant qu’il existe des empreintes karmiques et d’autre part dans la mesure où ces empreintes déterminent la forme des renaissances (un bon karma favorisant normalement une bonne renaissance).
L’idée d’une loi karmique faisait l’objet de nombreuses discussions au sein des philosophies indiennes de l’époque et les résumer dépasserait l’objet de cet article. Ce que l’on notera simplement, c’est la double orientation que lui imprime le bouddhisme et qui le démarque des écoles de pensée de la même époque :
→ Premièrement, l’accent est mis sur l’intention. En d’autres termes, la charge karmique dépend de l’intention qui préside à l’action plus que du résultat concret de cette action.
→ Deuxièmement, le bouddhisme va refuser toute forme de fatalisme ou de déterminisme absolu. Dans l’un des premiers sermons attribués à Siddhārtha (3), ce dernier réfute l’argument paresseux consistant à affirmer que, si toute situation actuelle est le résultat d’une rétribution karmique liée à des actes antérieurs, il n’y a plus de raison de chercher à changer les choses ou à s’améliorer soi-même. Ainsi, nous explique Siddhārtha, il est possible de modifier et d’orienter les résultats des actions passées, cela dépendant aussi de notre volonté et notre intelligence. De plus, ajoute-t-il, nos actes sont pris dans une somme d’interactions qui explique que toute intention ou action ne donne pas toujours le résultat karmique attendu, ni même un résultat tout court. Enfin, d’autres facteurs et d’autres lois naturelles conditionnent nos existences et viennent s’enchevêtrer à la loi du karma.
On le comprend, cette double orientation est une façon subtile de ménager une place pour le libre-arbitre au sein d’un univers où tout phénomène est pourtant conditionné.
Les « quatre vérités des nobles » : un enseignement fondateur
Les points sur lesquels nous venons d’insister sont essentiels pour comprendre la singularité du bouddhisme ancien. Ils permettent au passage de mieux appréhender la véritable profondeur du premier sermon de Siddhārtha à ces cinq anciens compagnons d’ascèse.
Ce sermon fondateur du bouddhisme expose les fameuses « quatre vérités des nobles » (ou « quatre nobles vérités» 4) et se présente sous la forme d’un diagnostic accompagné de son remède. Il explique :
1. Que tout dans l’existence peut être source de souffrance (dukkha) : naissance, vieillesse, maladie, mort, union avec ce que l’on rejette, séparation d’avec ce que l’on aime, manque de l’objet désiré.
2. Que cette souffrance prend son origine dans la « soif » qui produit le cycle des renaissances (la « soif », c’est-à-dire le désir insatiable et les émotions nées de l’attachement aux choses).
3. Que la cessation de la souffrance provient de la disparition de cette « soif ».
4. Qu’il existe un chemin pour parvenir à cette cessation. Ce chemin, c’est « l’octuple sentier », à savoir : la compréhension juste, la pensée juste, l'action juste, les moyens d’existence juste, la parole juste, l'attention juste, la concentration juste, l’effort juste.
On l’aura compris, l’originalité de ces « quatre vérités » ressort d’autant plus lorsqu’elles sont remises dans le contexte du socle conceptuel de l'époque :
Si tout est source de souffrance et si l’origine de cette souffrance est précisément la « soif », c’est en raison de la combinaison entre l’impermanence qui caractérise tout phénomène (à commencer par l’impermanence du « moi ») et notre ignorance de cette impermanence, ignorance qui nous pousse à un attachement pathologique et impuissant aux choses.
Si la cessation de la souffrance n’est rien d’autre que la cessation de la « soif » elle-même, c’est parce que la libération n’est pas à trouver dans la découverte d’un « vrai soi » ou d’un quelconque absolu mais plutôt dans la seule connaissance de la véritable nature des phénomènes. Cette connaissance entraîne la disparation de notre attachement vain aux choses et à ce que ce que nous identifions comme notre « moi ».
Enfin, si l’ « octuple sentier » contient à la fois une dimension épistémologique et ontologique (la compréhension juste, la pensée juste), une dimension éthique (l'action juste, les moyens d’existence juste, la parole juste), et une dimension psycho-somatique (l'attention juste, la concentration juste, l’effort juste), c’est parce qu’il n’existe ni fatalisme ni déterminisme absolu et que notre libre-arbitre doit se servir de tous les outils à sa disposition pour faire cesser la cause de la souffrance.
Ainsi, puisque nos intentions importent tout autant que le résultat de nos actions, et dans la mesure où nous ne pouvons pas lire les aléas de notre existence comme la résultante mécanique et implacable de nos actes passés, nous avons à la fois besoin de de toute la lucidité psychologique et théorique pour comprendre la véritable nature des phénomènes, de toute la détermination morale pour parvenir à modifier ce qui dépend de nous, et de toute la vigilance mentale et corporelle au moment présent pour garantir la constance de cette lucidité théorique et de cette détermination pratique.
Une doctrine originale qui s'enracine dans un imaginaire spécifique
Si le bouddhisme réinvente les grandes notions de son époque, il s'enracine bien dans un imaginaire collectif spécifique (relatif à l'idée d'un cycle de renaissances avec une éventuelle libération). Or, cet imaginaire est tout à fait différent de celui proposé par la civilisation de la Chine ancienne. Toute la question est donc de savoir comment ces cadres mentaux distincts ont pu se rencontrer. Pour le découvrir, je vous propose de continuer notre balade (suite).
Notes :
1. Les 12 épisodes de la vie de Bouddha présents dans la plupart des hagiographies sont teintés de merveilleux. Ils comprennent entre autres comme éléments notables :
- Une naissance entourée de signes prophétiques (Siddhartha parle dès le jour de sa naissance et annonce son futur "éveil").
- L'enfermement par son père dans le luxe du palais pour le détourner d'une éventuelle quête spirituelle.
- Une sortie du palais à l'âge de 29 ans avec quatre rencontres décisives (un vieillard, un malade et un cadavre montrant à Siddhartha la souffrance inévitable propre à toute existence, et un moine errant lui montrant la solution pour échapper à cette souffrance).
- Après des années d'austérité, la décision d'accepter un bol de riz pour ne pas mourir (décision qui marque l'affirmation de la voie médiane : ni plaisirs effrénés ni ascèse mortifère).
- La méditation précédent l'éveil, sous un figuier des pagodes, durant 49 jours.
- A l'issue de cette méditation, une résistance aux tentations et aux démons envoyés par le dieu Māra.
- Le premier sermon (des "quatre vérités des nobles") à Sarnath dans le parc aux cerfs.
- La mort définitive, l'extinction ultime sans renaissance future (donc la sortie du Samsara).
1 bis. Sur le sujet, on consultera avec intérêt l'ouvrage de Johannes Bronkhorst, Aux origines de la philosophie indienne, éd. Infolio, Gollion, Suisse, 2008.
2. Anattalakkhana-sutta, La doctrine de « non-soi », in Sermons du Bouddha, traduits et introduits par Môhan Wijayaratna, pp. 121-126, éditions du Cerf, 1988.
3. Sivaka-Sutta, in Sermons du Bouddha, traduits et introduits par Môhan Wijayaratna, pp. 139-140, éditions du Cerf, 1988.
4. Dhamma-Cakkappavattana-Sutta, in Sermons du Bouddha, traduits et introduits par Môhan Wijayaratna, pp. 103-108, éditions du Cerf, 1988. Comme l’explique Môhan Wijayaratna dans l’avant-propos de ce sermon dont il assure la traduction, « l’adjectif « noble » (pâli, ariya) est employé dans le sermon pour indiquer l’importance, la certitude, la véracité, la primauté et l’utilité de ces quatre sujets ainsi que leur place incontestable vis-à-vis des autres « vérités » quelles qu’elles soient » p. 103.
Bibliographie spécifique à la balade n° 13
Sources sur le bouddhisme des origines
Sermons du Bouddha, traduction de Môhan Wijayaratna, éditions du Cerf, Paris, 1988.
Traduction des premiers sermons attribués au bouddha, traduction faite d’après le Canon Pali (qui est au fondement de la doctrine des anciens). C’est notamment dans les premiers sermons du bouddha que l’on trouve le texte fondateur sur les quatre nobles vérités dans le Dharmacakra Pravartana Sūtra (Sūtra de la mise en mouvement de la roue du Dharma).