Attentive à ce qui n’est encore qu’en germe (ici), soucieuse de saisir l’opportunité et les circonstances favorables (ici), préférant la résolution des problèmes concrets aux théories formelles (ici), privilégiant l’efficacité de la suggestion à la rigueur froide des systèmes conceptuels (ici), autant de traits qui cernent les contours d’une pensée tendant au pragmatisme.
L’action comme horizon de la connaissance
Pragmatique, la pensée chinoise l’est d’abord dans la mesure où elle fait de l’action (et de la recherche des moyens pour l’action) l’horizon de toute connaissance. Pour reprendre les mots d’Anne Cheng, « plutôt qu’un "savoir quoi" (c’est-à-dire une connaissance propositionnelle qui aurait pour contenu idéal la vérité) », la pensée chinoise « est avant tout un savoir comment »[1].
Cette vision instrumentale de la connaissance transparait dans le domaine des sciences bien sûr. La Chine s’est en premier lieu illustrée par ses découvertes techniques (boussole, papier, imprimerie, poudre à canon – voir le tableau chronologique) et, de façon plus générale, les spéculations scientifiques de cette civilisation ont toujours été orienté vers des débouchés pratiques. Zhang Heng (78-140), pour ne prendre qu’un exemple, ne fut pas seulement l’un des plus importants mathématiciens et astronomes (premier chinois à fabriquer un globe terrestre rotatif), mais également l’inventeur du sismographe (près de onze siècles avant que des inventions similaires aient lieu dans d’autres pays).
Mais cette vision instrumentale de la connaissance est également palpable dans des domaines qui s’y prêtent habituellement moins. C’est notamment le cas du domaine spirituel avec la quête d’immortalité propre au taoïsme. Les adeptes poursuivant cette quête ne se sont pas contentés d’en rester à des rituels symboliques. Ils se sont tournés vers des pratiques corporelles, médicales, sexuelles, chimiques, etc. Les courants favorisant l’alchimie dite interne (neidan 內丹) ont ainsi permis la mise en place de pratiques corporelles et méditatives dont les effets bénéfiques continuent d’être reconnus aujourd’hui. Et les courants favorisant l’alchimie externe (waidan 外丹), tout en étant tristement réputés pour avoir tué plusieurs empereurs avec les pilules de longévité..., ont tout de même entrainé des recherches empiriques aboutissant à de nombreux apports sur le plan de la chimie. Dans son Histoire mondiale des sciences (Seuil, 1988), Colin Ronan rapporte d'ailleurs une découverte archéologique étonnante à ce sujet : « Les fouilles d'une tombe dans la province de Henan ont mis au jour un cercueil qui fut ouvert ; il contenait le corps d'une femme, "la dame de Tai". Bien qu'elle soit morte vers 186 avant J.-C. - il y plus de deux mille ans - son corps était semblable à celui d'une personne dont la mort remonterait à environ une semaine ; par exemple, la chair était encore assez souple pour revenir à la normale après avoir subi une pression. Et cependant, le corps n'avait été ni embaumé, ni momifié, ni tanné, ni même congelé ; il avait été préservé par immersion dans un liquide de couleur brune contenant du sulfure de mercure, à l'intérieur d'un cercueil lui-même placé dans un second cercueil hermétiquement clos par des couches de charbon de bois et d'une argile blanche visqueuse. [...] Beaucoup d'histoires circulent à propos de taoïstes qui auraient atteint l'incorruptibilité physique ; la découverte qu'ont permise les fouilles dans le Henan prouve bien qu'il ne s'agit pas simplement d'un mythe ; les connaissances sur la préservation chimique des corps étaient déjà très avancées dès le IIe siècle avant J.-C. » (op. cit., p. 252).
Enfin, au niveau moral et politique, préoccupation dominante de la majorité des penseurs chinois, il ne s’agit jamais de parvenir à un discours systématique mais de trouver les moyens concrets d’un aménagement de la vie sociale et du rapport à autrui (d’où, par exemple, les discussions sur la fonction des « rites » qui pourraient sembler bien terre à terre à certains philosophes politiques occidentaux).
L’expérience comme critère de validation
Mais, pragmatique, la pensée chinoise l’est aussi et surtout dans le sens où elle considère que la vérité d’une idée tient, non pas à sa cohérence logique, mais à la somme des expériences que cette idée rend possible. Ce qui prédomine ici, c’est donc une méfiance de toute connaissance qui n’est pas en situation, de toute théorie pure déconnectée des circonstances concrètes dans lesquelles elle pourrait s’appliquer. Comme le souligne J. Gernet, « Dès l’époque de Mozi (Ve siècle avant notre ère), les chinois ont estimé que le meilleur moyen de juger de la valeur des idées était encore d’en faire l’épreuve et d’examiner quelles étaient leurs conséquences pratiques »[2].
De fait, il n’est pas si difficile de comprendre les raisons d’une telle méfiance. Un rapport au monde est toujours en partie influencé par des conditions matérielles spécifiques. Or, au sein d’une nation dont l’ampleur démographique et géographique a toujours constitué à la fois une force et une faiblesse, les théories coupées de tout débouché pratique relèvent au mieux du luxe et au pire d'une prise de risque inacceptable. En effet, l’empire du milieu a dès ses origines été confronté aux problèmes posés par la taille de son territoire et de sa population (menaces récurrentes de famine, difficulté de la centralisation du pouvoir, gestion des révoltes paysannes, surveillance des frontières, etc.). La moindre défaillance technique ou politique pouvait donc se traduire par des catastrophes humaines d’une ampleur difficilement imaginable pour un regard étranger à cette réalité démographique et géographique.
Songeons pour donner une idée de l’échelle de mesure que, dès la période des Royaumes Combattants (戰國 zhànguó, 453-256 av. J.-C.), certaines batailles impliquaient le déploiement d’armées de près de 500 000 soldats. L’une de ces batailles nous a d’ailleurs légué un proverbe (un chengyu) dénonçant précisément les dangers d’une théorie coupée de la pratique : « faire de la stratégie militaire sur le papier » (zhǐ shàng tán bīng 纸上谈兵). L’origine de l’expression se trouve dans un épisode relatif à la fameuse bataille de Changping (260 av. J.-C.), épisode qui mérite un détour.
L’historien Sima Qian[3] rapporte ainsi que Zhao Kuo (趙括), fils d’un grand stratège, venait de succéder à son père défunt au poste de général. Alarmée par cette nomination, la mère de Zhao Kuo sollicita une entrevue avec le roi. Elle expliqua à ce dernier que son mari avait de son vivant émis les plus sombres prédictions si son fils devait à terme conduire l’armée du royaume.
Le père de Zhao Kuo avait en effet eu l’occasion de perdre plusieurs fois contre son fils aux échecs et d’avoir le dessous dans des discussions portant sur la tactique militaire. Mais loin d’y voir les prémices d’un futur génie stratégique, il s’était inquiété de la propension de son fils à appliquer le même type de logique aux deux domaines, à considérer la guerre comme une simple affaire d’érudition. Il prédit alors que si Zhao Kuo devait un jour conduire une armée réelle, il risquait de sacrifier ses hommes comme des pions, oubliant que la guerre ne se fait pas simplement à partir des livres. Le roi ne fut pas convaincu par cet avertissement prophétique et maintint Zhao Kuo dans ses fonctions. Mal lui en prit. Confronté au fameux général Bai Qi de l’état de Qin, Zhao Kuo tomba dans un piège et ne perdit pas moins de 450 000 soldats durant la bataille de Changping…
Voilà ce qu’il en coûte de « faire de la stratégie militaire sur le papier ». La pensée chinoise n’a jamais oublié cette leçon. Elle a toujours considéré qu’une connaissance utile se devait d’être enracinée dans le mouvement même des choses. Pour cette raison, les notions qu’elle développe sont mouvantes, afin de s’adapter à une réalité conçue comme un ensemble en perpétuelle transformation. Cette souplesse, qui peut dérouter au premier abord, fait sa force.
Prenons pour illustration la notion « quan » 權 qui peut désigner selon Jean Levi une « modification opportune », « une application en fonction des circonstances »[4]. Chez les confucéens, cette notion est orientée par l’idée que toute règle d’action, aussi bonne qu’elle soit, comporte nécessairement des exceptions. En ce sens, « l’opportunité consiste à s’écarter de la règle » lorsque l’individu se trouve face à « une déviation nécessaire imposée par les circonstances ». Il s’agit en fait selon Jean Levi d’éviter « la dimension tragique » relative aux « conflits de devoir ». En d’autres termes, cela permet aux confucéens d’anticiper les dilemmes insolubles qui affectent toute théorie fondée sur des principes rigoristes, de contourner l’impératif absolu, le dogmatisme moral incarné par l’adage selon lequel « on doit agir de la même façon en toute circonstance, même si dans telle situation notre action est promise à des conséquences tragiques et contradictoires avec leur intention initiale »[5].
Cette plasticité est tout à fait représentative de la pensée chinoise. Elle permet de comprendre que son penchant pragmatiste ne s’épuise pas, comme cela est parfois caricaturé, dans un intérêt simpliste pour ce qui est d’ordre matériel. Ce penchant se traduit plutôt par un refus de toute application rigide des théories, par la volonté de faire droit aux évolutions subtiles du réel, d’épouser chaque situation prise dans sa singularité.
[1] Histoire de la pensée chinoise, Seuil, 1997, p. 37.
[2] J. Gernet, « Introduction à la pensée chinoise », in La pensée chinoise, dir. Sylvain Auroux, PUF, 2017, p. XXVII.
[3] Mémoires historiques, Shǐjì 史記, 卷七十三, « 白起王翦列傳第十三 ».
[4] Jean Levi, La pensée chinoise, dir. Sylvain Auroux, PUF, 2017, p. 130.
[5] Certain-e-s auront reconnu ici les contours du débat opposant Kant à Benjamin Constant dans l’opuscule intitulé « D’un prétendu droit de mentir par humanité » (1797). Sans s'attarder sur ce point, il nous semble évident que la pensée chinoise traditionnelle et classique possède plus d’affinités avec le conséquentialisme de Benjamin Constant qu’avec le rigorisme de Kant (aussi difficile soit-il de faire un parallèle avec un tel écart chronologique et culturel).