La perspective d’un monde de transformations et de correspondances qui sert de socle commun à la pensée chinoise (voir ici) n’a pas seulement nourri une conception singulière de la connaissance et de l'intervention humaine dans le cours des choses. Elle a également ouvert une vision originale de la création artistique, de la place de l’homme dans l’esthétique du monde.
Pour se familiariser avec cette idée, je me permets d’évoquer une légende très populaire. Celle-ci raconte qu’à la demande de l’empereur Han Wudì 汉武帝 de la dynastie Liang, le peintre Zhāng Sēngyóu 张僧繇 avait décoré un temple bouddhiste d’une fresque murale présentant quatre dragons imposants. Mais à la surprise générale, il s’était refusé à peindre leurs yeux, affirmant que, sans cette précaution, les dragons se seraient envolés. Pressé par les spectateurs, il finit par se résoudre à ajouter ce détail et, comme annoncé, les bêtes s’échappèrent avec fracas… Ce récit donna naissance au chengyu (proverbe chinois) « peindre les yeux du dragon » (hualong-dianjing 画龙点睛) qui, aujourd’hui encore, désigne l’acte de mettre la touche finale pour donner vie à une création.
Mais au-delà du proverbe qu’elle nous laisse en héritage, cette légende dessine également les contours de la place de la création dans l’imaginaire chinois. En effet, qu’une œuvre prenne vie n’a rien de surprenant[1]. D’une part, l’œuvre y est conçue comme une totalité vivante plutôt qu’inerte[2]. D’autre part, la distance entre l’homme et le ciel n’est pas marquée par un saut infranchissable, mais selon l’heureuse formule d’Anne Cheng par « un rapport de confiance »[3]. Loin d’être séparé des forces de la nature, l’homme peut ainsi récréer les choses en épousant les flux qui président à leur création.
Un regard moderne pourrait à tort voir dans cette conception singulière une dévalorisation du statut de l’artiste (celui-ci n’étant plus ici « l’auteur » unique d’une œuvre originale, sans précédent, puisqu’il recrée ce qui a déjà été créé avant lui). Mais si le « droit d’auteur » peut s’en voir diminuer, n’oublions pas qu’en compensation, la production de l’homme se hisse ici à la hauteur du ciel. A l’inverse de la tradition monothéiste qui à un moment où un autre finit par condamner l’idée de rivaliser avec Dieu dans l’acte de création (seul le verbe divin peut animer, au sens, de donner âme)[4], la tradition chinoise accorde aux artistes la possibilité de faire un avec le souffle vital au coeur de l’acte créatif. Comme le formule Simon Leys, l'artiste « n'imite pas la création, il imite l'activité du Créateur - et cette communion investit son art d'un caractère véritablement "religieux" ou "sacré" » (in "L'Esthétique chinoise est une éthique", Le Point Hors-série, Mars-Avril 2007, p. 108).
Cette union n’est peut-être nulle part mieux exprimée que dans l’art du « trait » commun au calligraphe et au peintre. Comme le souligne François Cheng « Le Trait tracé, aux yeux du peintre chinois, est réellement le trait d’union entre l’homme et le surnaturel. Car le Trait, par son unité interne et sa capacité de variation, est Un et Multiple. Il incarne le processus par lequel l’homme dessinant rejoint les gestes de la Création »[5]. Ainsi, à travers l’art du trait, le peintre ou le calligraphe tentent de s’unifier au cours des choses, d’épouser le rythme du qi, le souffle vital animant et donnant forme à toute chose.
Cette exigence esthétique est d’ailleurs au fondement de la peinture chinoise. Elle fut théorisée dès le Ve siècle par Xie He (谢赫)[6] à travers le principe du qiyun shengdong 气韵生动 (qui mot à mot se traduit par : souffle/ résonnance ou rythme/ vie/mouvement). L’idée générale qui ressort de ce principe peut être esquissée ainsi : le rythme du qi (du souffle vital) étant le mouvement même de la vie, l’art du peintre authentique consiste à retrouver ce mouvement en ressentant de façon intime le rythme en question : « le véritable peintre entre en communion avec le principe même de la Vie dont il éprouve en lui la pulsation rythmée. Ce rythme se transmet au pinceau, et, sous la touche du peintre, s’éveille le mouvement cosmique »[7].
La prose puissante de François Cheng transmet, mieux que tout explication, cette « communion » avec le principe de la vie :
« Assez doué pour l’art du trait, je me mis à étudier sérieusement la calligraphie. A la suite de mon père, j’appris certes à copier les modèles de différents styles laissés par les maîtres anciens mais également à observer les modèles vivants qu’offrait la nature omniprésente : les herbes, les arbres et bientôt les champs de thé en terrasses. A force d’observer ces derniers, je finis par connaître par cœur leur configuration : de vraies compositions savantes. Je constatais à quel point ces alignements réguliers et rythmés, apparemment imposés par les hommes, épousaient intimement la forme sans cesse différenciée du terrain, révélant ainsi les "veines du Dragon" qui les structuraient en profondeur. Pénétré de cette vision que nourrissait mon apprentissage de la calligraphie, je commençais à me sentir en communion charnelle avec le paysage. »[8]
Cette harmonie rythmique avec les forces de la nature fait alors de l’art du pinceau une pratique non pas seulement spatiale, mais aussi temporelle, au sens où la gestuelle du trait est inséparable de l’instant initial dans lequel elle s’inscrit et du mouvement qu’elle impulse. Cette temporalité nous rappelle que, même si elles impriment leur marque durable sur un support, peintures et calligraphies sont initialement pensées en rapport avec l’éphémère et, en ce sens, s’intègrent parfaitement à un imaginaire au sein duquel prime le changement. Il n’est à ce titre pas anodin que, depuis la fin du vingtième siècle, une pratique populaire de la calligraphie retrouve cette intuition originelle. En effet, dans les années 1990, de nombreux amateurs de calligraphie ont commencé à s’adonner à la calligraphie à l’eau sur les sols carrelés des parcs. Au départ apparue dans les parcs de Pékin, cette nouvelle forme de calligraphie, le dishu[9], s’est rapidement répandue à travers le reste du pays.
Si l’évanescence des poèmes ou citations qui ornent les sols des parcs marque par son caractère éphémère, elle ne fait pourtant que rejoindre l’esprit général de l’art du trait en chine, un art indétachable de la temporalité du geste, un art dont le support durable, la trace laissée, n’est abouti que s’il permet au regard du spectateur de retrouver rétrospectivement la dynamique de l’artiste, son mouvement et son rythme[10]. Ajoutons au passage que, dans le cas du rouleau si répandu en Chine, la nature même du support impose à son tour au spectateur une temporalité inhabituelle pour un art pictural. Qu'il s'agisse du rouleau horizontal qu'il faut contempler sur une table en le déroulant progressivement ou du rouleau vertical que l'on suspend de façon temporaire pour l'admirer de façon dynamique, il n'est pas question de figer la création sur un mur ou de prétendre l'appréhender en seul regard [11].
[1] La tradition rapporte que le peintre Gu Kaizhi 顾恺之 (du IVe siècle) attendait des années avant de peindre les yeux de ses personnages pour leur donner finalement vie.
[2] « L’esthétique chinoise conçoit toute œuvre d’art comme une totalité vivante, identique à ce microcosme qu’est le corps humain. » (N. Nicolas-Vendier, La pensée chinoise, dir. Sylvain Auroux, PUF, 2017, p. 102).
[3] « La pensée chinoise s’enracine dans un rapport de confiance foncière de l’homme à l’égard du monde dans lequel il vit, et dans la conviction qu’il possède la capacité d’embrasser la totalité du réel par sa connaissance et son action. » (Anne Cheng, Histoire de la pensée chinoise, op. cit., p. 38).
[4] Le monothéisme condamne l’idolâtrie en général (la symbolique du veau d’or de l’ancien testament, représentant l’image caricaturée de Dieu) mais également l’icône dans les cas les plus poussés (pour le christianisme orthodoxe ou l’Islam par exemple).
[5] François Cheng, Vide et Plein, Seuil, collection Points Essais, 1991, p. 73.
[6] Xie He, Six principes de la peinture, 绘画六法, Huìhuà Liùfǎ
[7] N. Vandier-Nicolas, La pensée chinoise, op. cit., p. 129.
[8] François Cheng, Le Dit de Tian-yi, Le livre de poche, 2001, p. 19.
[9] Le dishu (地书) signifie littéralement « écriture carrée » ou « écriture au sol ».
[10] C. Javary remarque à ce sujet l’attitude singulière des visiteurs chinois d’une exposition de calligraphie : « ils se posent juste devant l’œuvre, ils la regardent intensément comme pour entrer en résonance avec elle, et puis, sans même s’en rendre compte, d’un geste de la main à peine perceptible, ils se mettent à écrire en l’air ce qu’ils sont en train de regarder, comme pour mieux en ressentir la dynamique et prendre part à leur tour à la mélodie graphique qu’ils contemplent » (Cyrille J.-D., Javary, La souplesse du Dragon, Albin Michel, 2014, p. 238.)
[11] « L'un des supports de la peinture chinoise est le rouleau horizontal, trop long pour être déroulé entièrement. Le spectateur est donc amené à cheminer dans le paysage représenté plutôt qu'à le saisir d'un seul regard : le rouleau horizontal favorise une approche à la fois spatiale et temporelle de l'œuvre. […] Si un grand nombre d’œuvre occidentales donnent l'impression de pouvoir être appréhendées dans l'instant, au contraire les rouleaux chinois, par leur format, se lisent dans le temps. » (Zufferey, Nicolas, Introduction à la pensée chinoise, Marabout, 2008, chap. 11).