L'affection pour les débouchés pratiques et le désintérêt pour les démonstrations formelles (sur ce point, voir ici) s’accompagnent d’un goût de l’implicite prédominant dans la pensée chinoise[1]. Il est rarement nécessaire de tout dire ou tout montrer. Plutôt que de remplir inutilement l’espace, l’évocation ou le silence permettent de signifier les choses avec plus de profondeur. En dépit des divergences entre les trois enseignements de la tradition chinoise (le confucianisme, le taoïsme et le bouddhisme), cette préférence pour la suggestion et le sous-entendu reste une tendance partagée.
L’ineffable Dao
En ce qui concerne le taoïsme ce constat ne surprend pas. Connu pour son style poétique et imagé, ses pratiques mystérieuses voire mystiques, toute sa conception du monde s’articule autour de la prise de conscience des limites du langage.
Pour les taoïstes, les mots sont en effet impuissants à révéler le fond de toute chose et il n’est pas possible de nommer le Dao (ici à comprendre comme l’origine absolue et indicible de tous les êtres) sans le travestir. Faut-il rappeler que le daodejing (attribué par la tradition à Laozi) s’ouvre sur ces paroles :
« le Dao qui peut se dire n'est pas le Dao constant, Le nom qui peut le nommer n'est pas le nom constant »[2]
L’impossibilité de nommer le Dao est donc au fondement de cet enseignement. En ce sens, le sage refusera de rester emprisonné dans les limites du langage. Laozi nous dit d’ailleurs de façon laconique : « Qui sait ne parle pas, qui parle ne sait pas »[3].
Plus explicite, mais non moins troublant, Zhuangzi précise les raisons qui l’amènent à refuser de croire dans la toute-puissance du langage. Pour lui, les mots sont au mieux des conventions pour appréhender les choses, mais elles ne permettent pas de saisir le sens authentique qui se situe au-delà. Tout simplement parce que les choses décrites et catégorisées par le langage sont une invention au même titre que l’institution des mots (les mots et les choses sont de ce point de vue une invention complémentaire et forment un système autoréférentiel).
Le sage, qui épouse le flux du Dao, sait pour sa part que le sens excède toujours le pouvoir des mots (et des choses tout à la fois créées et décrites par ces mots). Cette lucidité l’affranchit alors de la prison du langage. Le passage suivant du Zhuangzi témoigne d’une telle perspective :
« Le Tao que tout le monde apprécie est dans les livres. Le livre n'est composé que de mots. Ce qu'il y a de précieux dans le mot, c'est l'idée. Mais l'idée relève de quelque chose qui est ineffable. Le monde apprécie les mots et les transmet par les livres. Bien que tout le monde estime les livres, je les trouve indigne d'estime, car ce qu'on y estime ne me paraît pas estimable. De même que ce qui peut être vu ce sont les formes et les couleurs, ce qui peut être entendu ce sont les noms et les phonèmes. Hélas ! Tout le monde considère que les formes et les couleurs, les noms et les phonèmes représentent la réalité des choses et cela n'est pas vrai. C'est en ce sens que "qui sait ne parle pas, qui parle ne sait pas". Mais comment le monde s'en rendrait-il compte ? »[4].
Précisons que Zhuangzi ne refuse pas au langage toute légitimité. Le langage permet une certaine connaissance, mais dans le domaine limité qui est le sien. Comme le dit Anne Cheng « même si le langage n’est pas à prendre au sérieux, il est à utiliser en pleine connaissance de cause, c’est-à-dire comme créant de toutes pièces un monde artificiellement limité et limitatif »[5].
Mais pour celui qui souhaite rejoindre le Dao, il ne peut faire l’économie d’une rupture avec le langage, sans quoi il retombe dans le monde limité de l’humain. Ainsi trouve-t-on l’affirmation suivante dans le Zhuangzi : « Il est facile de connaître le Tao ; il est difficile de n’en pas parler. Celui qui le connaît et n’en parle pas va vers le ciel ; celui qui le connaît et en parle va vers l’homme. Les Anciens allaient vers le ciel et non vers l’homme »[6].
La conséquence directe de cette rupture se traduit par la prédilection des taoïstes pour la pratique (les pratiques de tout ordre[7]) et, lorsqu’ils se résignent à évoquer leur conception du monde, par la préférence pour l’image, la métaphore, l’anecdote voire le silence plutôt qu’un discours conceptuel achevé. Comme le dit Nicolas Zufferey, « la pensée chinoise, en particulier dans le taoïsme, ne dédaigne pas l'ambiguïté, qui garde le texte en quelque sorte "ouvert", qui ne l'épuise pas ; assené d'une manière trop claire, définitive, le sens paraît à l'inverse un appauvrissement, voire un travestissement de la vérité. »[8] La réponse explicite et directe serait en effet incompatible avec le régime du Dao et, de toute façon, celui qui veut s’unir au Dao s’engage dans une impasse s’il pense l’obtenir par un questionnement langagier : « Le Tao ne peut être énoncé ; ce qui s’énonce n’est pas lui. […] Qui répond à celui qui l’interroge sur le Tao ne connaît pas le Tao ; et le simple fait d’interroger sur le Tao montre qu’on a même pas encore entendu parler du Tao. La vérité est que le Tao ne souffre ni questions ni réponses aux questions. […] » (Zhuangzi, XXII[9]).
Les silences et ambiguïtés de Confucius
Si le taoïsme est particulièrement révélateur du goût de l’implicite qui habite la pensée chinoise, l’enseignement de Confucius auquel on tend souvent (et hâtivement) à l’opposer n’est pas en reste sur ce point. Confucius refuse en effet dès le départ de fonder la relation pédagogique de maître à disciple sur un discours pleinement explicite.
Les remarques de Confucius dans les Entretiens (Lunyu 论语) n’obéissent ainsi à aucune systématicité, sont toujours circonstanciés et ne donnent jamais lieu à un énoncé définitivement figé, mais plutôt à des reprises, des renvois, des détours. De plus, sans une compréhension de l’arrière-fond, l’intérêt du propos peut facilement échapper au lecteur, Confucius donnant rarement une réponse directe, mais renvoyant le plus souvent celui qui le questionne à une réflexion parallèle, voire à une autre interrogation.
Comme le remarque Alexis Lavis « ce qu’il y a de plus étonnant est le caractère non philosophique des Entretiens. Les pensées s’expriment de façon succincte et allusive et leur sens dépend pour beaucoup du contexte et de leur énonciation. Aucun souci de synthèse et d’organisation rationnelle n’a présidé à leur élaboration »[10].
Ce caractère mouvant, voire fuyant, et cet enracinement contextuel laissent la fausse impression d’une fadeur et d’une simplicité coupable. Le jugement lapidaire du philosophe Allemand G. W. F. Hegel (1770-1831) est resté célèbre à ce sujet. Il estima que le texte de Confucius se réduisait à « une morale commune pleine de redondances » et ajouta abruptement que sa réputation eut été mieux préservée s’il n’avait pas été traduit[11].
Si elle peut rétrospectivement faire sourire, une telle condamnation n’est pourtant pas le seul résultat d’un préjugé ethnocentriste. Avouons-le, pour les raisons évoquées au-dessus, les Entretiens (Lunyu 论语) ne donnent pas accès à un système conceptuel explicite et par ailleurs l’enseignement de Confucius ne se détache jamais d’une relation vivante entre maître et disciple et d’un enracinement dans la pratique. Mais pour cette raison, comme le remarque Cyrille Javary, « Les propos de Confucius ne sont pas insipides, ils sont incitatifs. Interrogé sur une question précise Confucius ne donne pas la solution ; il répond par un propos volontairement décalé dans le but d’enclencher une réflexion personnelle chez son interlocuteur »[12].
Pour Confucius, la perspective d’un enseignement passant par une didactique acharnée ne fait donc pas sens. Il ne s’agit pas d’inculquer à tout prix une doctrine, mais d’éveiller le disciple à son « humanité », au « sens de l’humain » (ren 仁). Or,ce « sens de l’humain » consistant notamment dans la disposition à entretenir un rapport bienveillant avec autrui, à ne jamais oublier que le moi n’est pas une entité séparée des autres, quel sens cela aurait-il de vouloir formater celui qui reçoit l’enseignement ?! Pour cette raison, la transmission reste implicite et en partie inachevée, laissant au disciple le soin de faire son cheminement, comme en témoigne le célèbre passage suivant des Entretiens : « Le Maître dit : je n’enseigne pas celui qui ne s’efforce pas de comprendre ; je n’aide pas à parler celui qui ne s’efforce pas d’exprimer sa pensée. Si quelqu’un, après avoir entendu exposer la quatrième partie d’une question, ne peut comprendre par lui-même et exposer les trois autres parties, je ne l’enseigne plus. »[13]
Soulignons que Jean Levi va encore plus loin dans sa lecture de Confucius, auquel il va jusqu’à attribuer un refus de la parole :
« L'enseignement sans parole est la norme de la relation pédagogique. La perfection de l'apprentissage lettré réside pour Confucius dans le silence.
Ne dit-il pas, un jour qu'il se trouvait en veine de confidences :
"Je voudrais ne plus parler !"
"Si vous ne parlez plus, quel enseignement aurons-nous à transmettre ?", demanda son disciple Zigong avec inquiétude. À quoi Confucius répondit : "Est-ce que le Ciel parle ? Et pourtant les quatre saisons suivent leur cours et les êtres sont produits : pourquoi donc le Ciel parlerait-il ?"
De fait, il semble à certains moments que Confucius ait voulu s'identifier à l'action céleste, qu'il ait cherché à abolir totalement le recours aux mots, pour ne se servir que de l'exemple : "Celui qui gouverne un peuple par l'exemple de sa vertu est comme l'étoile polaire. Elle se tient à sa place et toutes les autres étoiles gravitent autour d'elle" »[14]
Ainsi, cette conception singulière de la transmission de maître à disciple, située au-delà du dire et fondée sur la confiance en la possibilité de chaque être à apprendre par lui-même, est peut-être à sa façon une mystique comme en fait l’hypothèse Maria-Ina Bergeron, une mystique certes bien différente de celle du taoïsme, mais pas moins authentique : « Amener l’homme à réfléchir sur lui-même, à s’intérioriser pour se connaître, pour connaître l’autre et bâtir avec lui une cité humaine digne de ce tréfonds découvert "au bout de son cœur", telle se dessine, dans la ligne essentielle, la mystique confucéenne »[15]
Le bouddhisme à la chinoise : coups, silence et illumination
S’il intervient plus tard dans l’histoire de la pensée chinoise, le bouddhisme (introduit dès le Ier siècle en Chine) ne va pas moins intégrer ce goût de l’implicite et de l’allusif. Le phénomène est d’autant plus visible que de nombreux textes du bouddhisme indien se caractérisent par des systèmes logiques particulièrement élaborés. Il n’est donc pas anodin que l’un des courants les plus influents du bouddhisme chinois, le chan 禪 (transcription en chinois classique du sanskrit dhyana, souvent traduit par « méditation silencieuse »), ait de son côté valorisé des formes alternatives d’enseignement. Pour exemple privilégié, l’une de ses principales écoles, l’école Linji (fondée au IXe siècle et tirant son nom de son fondateur, le moine Línjì Yìxuán – aussi écrit Lin-Tsi), délaisse les longs discours au profit de méthodes d' « éveil » déconcertantes, dont Anne Cheng nous livre une synthèse : « cris, invectives, coups de bâton, agressions verbales […] le but recherché est la libération de l’esprit de quelque cadre que ce soit, la rupture des structures mentales pour obtenir l’illumination totale et instantanée »[16].
Effectivement, Linji, le fondateur de l’école portant son nom, était connu pour sa pédagogie... originale. Paul Démieville, dans sa traduction des Entretiens de Lin-Tsi, nous explique comment Linji (ici écrit Lin-Tsi) fait un usage répété des fausses questions, discursives et abstraites, qui « servent de prétexte pour mettre à l’épreuve la réaction de l’interlocuteur et provoquent immanquablement le khât [une sorte d’éructation], la bastonnade ou la gifle »[17].
Mais même sans aller jusqu’à des méthodes aussi étranges, l’ensemble des écoles Chan privilégie dans tous les cas les alternatives aux exposés doctrinaux. Qu’il s’agisse de la méditation assise (emblématique de ce courant bouddhiste et bien connue sous son nom japonais zazen) ou de l’usage des gong'an 公 案 (ces sentences énigmatiques ou absurdes destinées à briser les barrières mentales du disciple de façon à produire en lui l’« illumination » instantanée), le refus d’une transmission par le discours conceptuel reste la règle.
Le silence partagé
On l’aura compris, dans l’univers de la pensée chinoise, à l’instar du peintre paysagiste qui doit, selon les mots de François Cheng, « cultiver l’art de ne pas tout montrer, afin de maintenir vivant le souffle et intact le mystère »[18], la transmission des enseignements a pour sa part fait une place importante à l’inachevé, à l’implicite, au silence évocateur, à la suggestion, au recours à l’anecdote ou autres procédés contournant le discours rationnel.
[1] « Le goût de la concision et de l'allusif, en accord avec le génie de la langue, va de pair en Chine avec l'horreur des longs raisonnements formels et une prédilection pour le visible et le concret. » J. Gernet, La raison des choses, op. cit., p. 63.
[2] Laozi (老子) dao de jing, 道德經 , § 1. Texte original : « 道可道非常道 / 名可名非常名 ».
[3] Laozi (老子) dao de jing, 道德經 , § 56. Texte original « 知者不言/言者不知 ».
[4] Zhuangzi, 莊子, XIII, traduction de Liou Kia-hway, Gallimard/Unesco, 1969, p. 161. Pour le texte original, voir https://ctext.org/zhuangzi/tian-dao (passage 9).
[5] Anne Cheng, Histoire de la pensée chinoise, op. cit., p. 124.
[6] 莊子, XXXII, Traduction de Liou Kia-hway, op. cit. pp. 360-361.
[7] Sur ces différentes pratiques, voir dans le glossaire à daoïsme.
[8] Zufferey, Nicolas, Introduction à la pensée chinoise, op. cit., chap. 11.
[9] 莊子, XXII, Traduction de Liou Kia-hway, op. cit. p. 253.
[10] Alexis Davis, Confucius et le confucianisme : choix de textes, Introduction, Pocket, Agora, 2011, p. 15.
[11] G. W. F. Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie, « La philosophie orientale », Vrin, 2004, p. 165.
[12] Cyrille J. -D. Javary, Sagesse de Confucius, Eyrolles, 2016, p. 79.
[13] Entretiens, VII, 8, traduction de S. Couvreur.
[14] Jean Levi, Confucius, Pygmalion, 2002, p. 82
[15] « La mystique de Confucius », in Encyclopédie des mystiques, IV, Payot, 1996, p. 107.
[16] Histoire de la pensée chinoise, Seuil, 1997, p. 412.
[17] Entretiens de Lin-Tsi, traduit et commenté par Paul Démiéville, Fayard, 1972, p. 26.
[18] Il ajoute « Cela se traduit par l’interruption des traits (les traits trop liés étouffent le souffle), et par l’omission, partielle ou totale, de figures dans le paysage » (François Cheng, Vide et Plein, collection Points Essais, 1991, p. 85).