Avec Laozi, il fut a posteriori considéré par la tradition comme l’un des principaux fondateurs du taoïsme philosophique. Sa biographie est pratiquement vide (même si, contrairement à Laozi, son existence historique est quasi-certaine), mais il est possible d’évoquer quelques idées centrales de son ouvrage éponyme (le Zhuangzi). Précisons que cet ouvrage, au style très riche et particulièrement abouti d’un point de vue littéraire, est d’après les spécialistes une œuvre contenant à la fois des écrits de Zhuangzi (les chapitres dits « internes » 1 à 7) et des écrits dont l’authenticité est plus douteuse (chapitres dits « externes » 8 à 22 et « mixtes », 23 à 33). Comme le souligne Romain Graziani, « la cohérence de la plupart des chapitres pris isolément, pas plus que celle de leur enchaînement, n'est évidente ou même décelable. [...] C'est que le nom lui-même de Tchouang-tseu est tôt devenu l'appellation consensuelle, par défaut, d'un nombre indéterminé de compositeurs et rédacteurs étalés sur plusieurs générations. C'est une main multiple et anonyme. » (in Fictions philosophiques du « Tchouang-tseu », Introduction, p. 19, Gallimard, 2006).
Quelques idées récurrentes dans le Zhuangzi :
D’après le texte du Zhuangzi, la connaissance humaine est conçue comme nécessairement relative et ne peut jamais cerner le Dao, ici compris comme un principe ultime et indicible, une réalité primordiale source de toute chose (voir à dao et daoïsme dans le glossaire).
Ainsi, les mots seraient des conventions pour appréhender les choses, mais elles ne permettraient pas de saisir le sens authentique qui se situe au-delà. Tout simplement parce que les choses décrites et catégorisées par le langage sont une invention au même titre que l’institution des mots (les mots et les choses sont de ce point de vue une invention complémentaire et forment un système autoréférentiel).
Précisons que le Zhuangzi ne refuse pas au langage toute légitimité. Le langage permet une certaine connaissance, mais dans le domaine limité qui est le sien. Celui qui souhaite rejoindre le régime du Dao ne peut en revanche faire l’économie d’une rupture avec le langage, sans quoi il retombe dans le monde limité de l’humain. Le sage qui poursuit le Dao ne se laisse donc pas piéger par le langage humain et ne s'en sert que jusqu'à un certain point pour ensuite aller au-delà du langage.
Cette conception originale du langage et de ses limites explique certainement au moins en partie le style du Zhuangzi. Comme le remarque Romain Graziani, « Le statut discontinu et polyphonique de ce texte s'accorde ainsi sur le fond à ce que nous appellerons par défaut "la pensée de Tchouang-tseu". L'originalité de celle-ci s'est manifestée autant par l'introduction de nouveaux types humains et de nouvelles façons de sentir dans la littérature chinoise que par l'inventivité dans les façons de prendre la parole. Mais l'anecdote, la fable, la parabole ou la fiction de circonstance ne sont pas les parents pauvres de la pensée philosophique. La variété constante dans l'expression est pour Tchouang-tseu la seule façon de donner corps à une critique en règle du langage, de ses catégories, de ses failles, de ses effets de distorsion. » (op. cit., p. 20)
Le sage doit s’unir au Dao en se fondant dans le cours des choses plutôt qu'en tentant de le transformer (on retrouve ici le thème du non-agir, voir à wuwei, 無為). Il doit s’abstenir d’interférer, en laissant de côté l’intention d’apprendre au profit de ce qui s’impose par soi-même (le ziran 自然 – voir dans le glossaire). Ce retour à la spontanéité est illustré dans le Zhuangzi de multiples manières et notamment par la métaphore artisanale. A chaque fois ressort l’idée qu’il faut laisser de côté tout ce qui est de l’ordre de l’éducation strictement théorique (passant par le langage) au profit d’un savoir-faire tacite qui, progressivement, devient comme une seconde nature, comme un instinct acquis.
Ce qu'il reste au-delà du langage et une fois la spontanéité atteinte, c'est un rapport au monde qui n'est figé par aucune certitude. Aucune, pas même celle de l'existence du réel comme le montre le fameux rêve de Zhuangzi qui, un jour, se réveille après avoir rêvé être un papillon et, après réflexion, ne sait plus si c'est lui qui a rêvé de cela ou si c'est à l'inverse le papillon qui a rêvé être Zhuangzi et qui vient de se réveiller.
Devant cette absence totale de certitude, le « saint » (le Shengren, 聖人 – voir dans le glossaire) est celui qui épouse le flux du Dao sans jamais se départir de son détachement. Même la mort doit être comprise comme mouvement naturel du Dao, l'une de ses multiples transformations. Pour cette raison, il n’est plus question d’y voir un événement tragique (ainsi Zhuangzi est-il surpris en train de chanter joyeusement au moment où il devrait porter le deuil de sa femme – Zhuangzi, XVIII).
Zhuangzi nous fait comprendre à force d'anecdotes que la spontanéité et le non-agir ne sont pas conciliables avec l'engagement politique auprès du prince. Ainsi lorsqu'on vient le voir pour lui demander s'il veut être conseiller du roi, Zhouangzi répond par une boutade. Il évoque cette tortue magique qui a été mise à mort en l'honneur du roi alors qu'elle aurait mieux aimé rester anonyme, mais vivante, à trainer dans la boue ; comparant l'honneur qui lui est fait à celui de cette tortue, il finit en affirmant que lui aussi préfère rester loin du roi et traîner dans sa gadoue – Zhuangzi, XVII).