Tout en constituant l’un des traits les plus originaux de la pensée chinoise, les discussions sur la place du vide et du non-existant sont aussi un point de divergence notable.
Le vide au premier plan
Il y a quatre ans, j’ai eu pour la première fois l’occasion de porter mon regard sur une œuvre authentique de Ni Zan (倪瓚), l’un des maîtres de la dynastie Yuan. Bien qu’appréciant déjà à cette époque la peinture chinoise, ma connaissance en restait (et en reste toujours d’ailleurs) très superficielle. Aussi me fallut-il cette rencontre pour réaliser la profondeur de ce que j’avais auparavant pu lire sur l’une de ses caractéristiques centrales : la consistance du vide.
Le rouleau mural qui fut le déclencheur a pour titre Les six gentilhommes (voir ci-dessous), mais le spectateur ne trouvera en guise de gentilhommes que six arbres, certainement une métaphore de la vie recluse que souhaitait mener Ni Zan dans une époque dirigée par une dynastie étrangère (la dynastie Yuan étant celle des envahisseurs mongols). En revanche, ce qui attire immédiatement l’œil, c’est la part donnée aux espaces vides dans le tableau. Non seulement, ils occupent la plus grande portion du rouleau, mais surtout ils sont au centre de l’œuvre, et non à sa marge.
Le vide au premier plan… J’ai découvert par la suite que la majorité des travaux de la maturité de Ni Zan adoptaient une stratégie similaire avec une composition à trois étages, un avant-plan de quelques arbres, un immense vide représentant l’étendue d’eau et à l’horizon des collines ou montagnes.
Si ce dépouillement me toucha, ce fut non seulement pour sa qualité esthétique, mais aussi pour l’écho qu’il faisait à ce que j’avais lu plusieurs fois sans en saisir toute la subtilité ; à savoir que le vide dans l’art pictural chinois, loin d’être insignifiant est ce qui permet à l’ensemble d’être signifié. Pour utiliser l’élégante analyse de François Cheng, il est possible de dire que « dans les réalisations d’un tableau, le Vide intervient à tous les niveaux, depuis les traits de base jusqu’à la composition d’ensemble. Il est signe parmi les signes, assurant au système pictural son efficace et son unité »[1].
Mais, toute personne un peu curieuse du monde chinois découvre vite que la majorité des pratiques artistiques chinoises attribuent au vide une place tout aussi essentielle. C’est le cas dans la calligraphie, bien sûr, qui partage avec la peinture l’art du trait et du dépouillement, de la musique au sein de laquelle les pauses et les silences sont au premier plan[2] et, plus déroutant encore pour le néophyte, dans le théâtre traditionnel.
L’absence de décor qui prévaut à l'origine dans l’opéra de pékin, par exemple, est un vide complètement habité, puisqu’il permet à chaque détail du costume et du maquillage, à chaque positionnement des petits objets et au moindre geste des acteurs de remplir virtuellement par un ensemble de conventions et de symboles l’ensemble de la scène. Quatre acteurs traversant la scène en agitant des bannières noires suffiront à figurer l’orage, une chaise sur laquelle l’acteur monte représentera le franchissement de l’obstacle, marcher en suivant un long cercle pourra désigner un long voyage et les couleurs du maquillage et du costume révèleront au spectateur le rang ainsi que la personnalité du personnage. Cette forêt de signes rendra d’autant plus dense et rythmé le spectacle aux amateurs initiés qu’elle restera hermétique au nouveau venu. Ce dernier, intrigué ou agacé, sentira que cette scène vide est habitée, mais sans parvenir à savoir par qui ou par quoi.
La plénitude du vide dans le taoïsme
Cette constante du rôle du vide et du silence n’est évidemment pas fortuite. Elle renvoie à une approche philosophique au sein de laquelle le vide devient « ce » à partir de quoi toute présence se déploie. Pour emprunter de nouveau les mots de François Cheng, on peut dire que, selon cette conception, « Le vide vise la plénitude. C’est lui en effet qui permet à toute chose « pleines d’atteindre leur vraie plénitude »[3].
C’est surtout sous l’influence du taoïsme que s’est développée cette vision du vide. Chez Laozi par exemple, la notion de vide (souvent exprimée par le caractère xu 虛) est en effet à rapprocher de la notion wu 無 (l’« il-n’y-a-pas », l’indifférencié). Or, le wu 無 est conçu par Laozi comme ce sans quoi il ne peut y avoir aucune forme et aucun être. Il est l’élément sans lequel le reste ne peut se manifester. En ce sens, le vide et l’absence deviennent plus importants que le plein et la présence puisqu’ils en sont la source même. Cette approche paradoxale est très bien résumée dans le passage suivant du Daodejing :
« Bien que trente rayons convergent au moyeu, C'est le vide médian qui fait marcher le char.
L'argile est employée à façonner les vases, Mais c'est du vide interne que dépend leur usage
Il n'est chambre où ne soient percées porte et fenêtre, Car c'est le vide encore qui permet l'habitat
L'être a des aptitudes que le non-être emploie. »
Daodejing, § 11, traduit par F. Houang et P. Leyris, 1979, p. 41.
Il est important de noter que le caractère ici traduit par « vide » est justement le caractère wu 無[4] qui désigne plus spécifiquement « l’il-n’y-a-pas », l’indifférencié, le rien. Mais cette traduction, loin d’être absurde s’explique par le fait que rien (wu 無) et vide (xu 虛) sont ici synonymes. Ils renvoient à la source d’où toute présence surgit. Pour employer la formulation de Liou Kia-Hway et Bendykt Grympas « le caractère wu […] n’indique pas l’anéantissement systématique du tout, selon la conception occidentale. Il évoque une sorte d’indétermination absolue qui contient en elle la détermination concrète sous toutes ses formes »[5].
Dans la filiation de Laozi, Wang Bi (226-249) va systématiser cette interprétation du vide et du rien. Il érige le wu 無 au rang de principe métaphysique suprême. Plutôt que de le considérer comme du « rien », il nous invite à le voir comme ce qui n’est pas encore déterminé, pas encore différencié, et qui, par-là même, constitue l’origine absolue de toute détermination à venir. En tant qu’origine absolue, le wu 無 devient alors plus important que ce qui en découle (le you 有, l’il-y-a, le manifeste, le différencié), de même que la racine invisible de l’arbre est plus importante que le branchage qui en émerge. Le wu est alors, selon les termes de François Cheng, « cet état suprême de l’Origine et l’élément central dans le rouage du monde des choses »[6].
Le vide, comme métaphore de la vacuité
Si les bouddhistes ne rejoignent pas les taoïstes sur la nature du vide (dont ils ne font pas la source de toute détermination), ils lui attribuent néanmoins à leur façon un rôle central.
Le terme bouddhiste pour nommer le vide est en général le caractère kong 空qui traduit la notion centrale de vacuité (Shûnyata). Concept particulièrement difficile à définir désigne dans le bouddhisme Mahāyāna le fait qu’un phénomène n’a pas d’existence propre (on dirait dans la philosophie occidentale qu’il n’a pas de substance).
Précisons que la vacuité n’évoque pas un néant situé en-dehors ou en-deçà du monde des phénomènes ; elle caractérise la nature même des phénomènes. En effet, selon le courant Mahāyāna, les phénomènes étant le résultat d’une interdépendance de causes et de conditions, il n’y a pas de noyau dur du réel, pas d’élément stable qui existe « en soi », c’est-à-dire en dehors de cette interdépendance de conditions. Tout est donc vacuité au sens où il n’y a pas d’essence objective des choses, tout est en mouvement, en impermanence, en transformation, et le réel compris comme un ensemble d’entités matérielles stables n’est qu’illusion. Cela ne signifie pas qu’il n’existe rien – tentation nihiliste que récuse cette interprétation de la vacuité – mais que rien n’a de permanence (c’est plutôt donc un refus de l’éternalisme et de l’essentialisme).
Or, cette importance de la vacuité, du kong 空, se retrouve dans l’interprétation et la création des œuvres d’art. Les bouddhistes chinois associeront ainsi volontiers l’allusion aux espaces vides et désertés dans un poème ou le vide dans un tableau à une évocation de la vacuité.
Le refus de substantifier le vide
Cette tendance à consacrer la place du vide renvoie à une approche quasi-mystique au sein de laquelle l’absolu est pensé sur le mode de l’ineffable, de l’indicible, de l’indifférencié. Mais cette orientation n’est pas du goût de tout le monde. C’est même un point de friction important au sein des discussions entre taoïstes, bouddhistes, confucianistes et néo-confucianistes.
Au XVIIe siècle, Wang Fuzhi fustigera cette conception de l’indifférencié et du vide. Pour lui, l’erreur commune des taoïstes et des bouddhistes est de prendre pour inexistant ce qui n’est qu’invisible. Et cela les amène à tort à consacrer cet invisible comme l’origine de toute chose (pour les taoïstes) ou comme l’absence de toute chose (pour les bouddhistes) alors qu’il s’agit en fait simplement d’un certain état du qi 氣, qui est selon Wang Fuzhi une énergie constante, éternelle - ni créée ni destructible - qui passe par de multiples états et transformations :
« Là où ils ne voient et n’entendent rien, les adeptes de Zhuangzi et de Laozi disent avec assurance qu’il n’y a rien. […] Les taoïstes ont fait de ce qui n’a pas de nom le commencement du Ciel et de la terre et les bouddhistes de l’extinction complète, le réceptacle de la vacuité absolue. Aveugles qui ne voient rien et disent en conséquence qu’il n’y a rien ! leur sottise est sans remède. »[8]
Bien plus que d’un simple problème de dénomination, il s’agit donc d’une véritable tension métaphysique. Pour Wang Fuzhi, il existe une seule réalité éternelle, le qi 氣. Et ses multiples états suffisent à expliquer toute chose, comme le résume bien Jacques Gernet : « [selon Wang Fuzhi] L’espace est rempli d’une énergie unique qui se divise en yin et yang. Ces énergies de sens opposés sont, tout à la fois, à l’origine de la diversité infinie des êtres, de leurs transformations continues et de celles de l’univers »[9].
A l’inverse, faire de l’indifférencié ou du vide la source de toute présence comme les taoïstes, ou en déduire la vacuité de toute chose (comme les bouddhistes), cela revient d’une part à affirmer que l’énergie universelle qu’est le qi 氣 est créée (donc qu’il n’est pas là de toute éternité) et d’autre part qu’elle n’est pas le seul principe suprême. Pour Wang Fuzhi, ce dédoublement est absurde et relève d’une confusion entre ce que l’on ne voit pas et ce qui n’existe pas.
Précisons que, tout en divergeant sur la question de la nature du vide, les confucianistes et néo-confucianistes ne rejettent pas l’usage du vide comme procédé créatif ou pédagogique (comme nous l’avons dit par ailleurs - voir ici). Mais cette discussion sur le rôle et la nature du vide révèle l’aspect pluriel de la pensée chinoise. Loin d’être monolithique, celle-ci connaît, derrière des caractéristiques communes, des bifurcations importantes qui reflètent sa vitalité et sa richesse.
[1] Vide et plein, Seuil, collection Points Essais, 1991, p. 73.
[2] Comme le formule Véronique Alexandre Journeau, « Le vide en peinture ou en calligraphie et le silence en musique constituent ensemble le fonds inaudible et invisible (indifférencié) d’où émergent tous signes visibles et audibles (se différenciant par leur apparition). » (« Vide et vacuité en esthétique chinoise : Calligraphie-peinture, musique et poésie », Langarts. Notions esthétiques : résonances entre les arts et les cultures, L’Harmattan, pp.252-268, 2013).
[3] Vide et plein, op. cit., pp. 57-58.
[4] Voici le passage dans le texte original (avec la mise en exergue du caractère wu 無 traduit ici par vide) 道德經, §11 : « 三十輻,共一轂,當其無,有車之用。埏埴以為器,當其無,有器之用。鑿戶牖以為室,當其無,有室之用。故有之以為利,無之以為用。 »
[5] Philosophes taoïstes, Gallimard, 1967, p. 636.
[6] Vide et plein, op.cit., p. 53.
[7] Le bouddhisme Mahâyâna est celui autour duquel se développeront les principales écoles chinoises du bouddhisme (voir glossaire : Bouddhisme chinois).
[8] Zhangzi Zhengmeng Zhu, 張子正蒙注, VII, Dayi 272-273, trad. Jacques Gernet.
[9] Jacques Gernet, La raison des choses, Gallimard, 2005, p. 167.